Par Elise BlanchardPublié le 19/06/2022
REPORTAGE - Sourds aux décisions de leur mouvement, des responsables locaux n’ont pas ajourné la rentrée scolaire pour les adolescentes.
Provinces de Jowzjan et Balkh (nord de l’Afghanistan)
Il est midi passé à Mardyan, dans le nord de l’Afghanistan, et des dizaines de lycéennes convergent vers un grand bâtiment bleu aux murs criblés d’impacts de balles. Dans le couloir, des affiches mettent en garde contre les munitions non explosées. Mais les filles sont aux anges: le retour des talibans au pouvoir, et a fortiori la fin des combats, a permis de réinvestir l’école. Davantage d’adolescentes peuvent désormais aller au lycée et au collège. Ici, on ne craint pas les talibans, ils sont là depuis des années et font souvent partie de familles d’élèves. C’est comme le monde à l’envers. Alors que dans la majorité du pays les adolescentes sont toujours privées d’école, certaines n’ont jamais arrêté. Loin des regards, des talibans laissent les filles étudier dans des provinces comme celle de Balkh, ou celle de Jowzjan où se situe Mardyan.
Du haut de ses 24 ans, la directrice explique être revenue pour diriger le lycée il y a quatre ans, malgré la présence des talibans, déjà implantés depuis des années dans ce village sans réseau ni eau potable. «Le gouvernement (taliban) a juste dit qu’il fallait respecter le hidjab islamique, sans trop de précisions», dit la jeune femme. Les élèves ont mis des masques du type anti-Covid, des chaussettes avec leurs sandales, et le tour était joué. Il en va de même dans le village de Khanaqa. Les élèves ont entre 15 et 19 ans, et les talibans, déjà là des années avant la prise de Kaboul, n’y voient aucun problème, au contraire. «Les talibans encouragent leurs sœurs et filles à venir, ma femme est diplômée d’ici», lâche un jeune responsable, presque surpris que cela n’aille pas de soi. On vit loin de tout ici. Les jeunes filles témoignent également, sans gêne. «Mon frère est taliban, mais il soutient mon éducation et celle de mes sœurs», affirme Shukria, en classe de première.
Des niveaux de sévérité qui varient
L’expérience dans certaines grandes villes du Nord est tout aussi déconcertante. Dans les salles de classe de Chebarghan, la capitale provinciale de Jowzjan, ville plutôt moderne, c’est presque comme si rien n’a changé. Les élèves ont gardé l’aplomb, les sourires, et les rêves qui ont disparu à Kaboul. Subita, 18 ans, veut devenir femme d’affaires, et Busida, 17 ans, se voit psychiatre. Interrompues en plein cours de chimie, les adolescentes mettent leur masque en présence de visiteurs. La tendance est aux baskets ou sandales à plateformes colorées, souvent portées avec des socquettes en résille. Pour les masques, ils sont estampillés faux Gucci ou Vuitton, à imprimé léopard ou ornés de petites chaînes en or. Dans le monde des talibans, on se démarque comme on peut sous l’ample abaya noire.
Le Figaro a visité huit lycées publics pour filles. La seule règle officielle relevée est «le hidjab», soit se couvrir le visage en présence d’hommes et hors des classes. Une seule règle, mais avec des niveaux de sévérité qui varient. À Balkh, la province voisine de Jowzjan, il faut porter le ruiban, un niqab noir à la saoudienne, qu’on attache à l’arrière du crâne, par-dessus un voile blanc, et qui ne laisse voir que les yeux. Dans la grande ville de Mazar-e Charif, les jeunes filles, habituées à des degrés de liberté équivalents à ceux de Kaboul, n’aiment guère le nouveau costume. On doit le porter, même quand il fait 40 degrés ou si le tissu synthétique de mauvaise qualité donne des allergies.
Assise à son bureau, la directrice d’un lycée, qui a demandé l’anonymat, admet être sous pression. «Si les élèves ne respectent pas les règles, ils risquent de fermer l’école», murmure-t-elle. «C’est à moi de les renvoyer chez elles si elles ne portent pas le hidjab». Usna, 19 ans, dit avoir arrêté le lycée, car elle ne supportait plus les restrictions sur l’habit. «Si tu ne le portes pas, tu dois partir», soupire-t-elle. «C’est porter ce ruiban ou mettre la tente», explique dans un anglais balbutiant une autre élève, en référence à la burqa. Parfois, les talibans viennent vérifier que les filles ont leurs ruiban et qu’aucun homme n’est présent dans le lycée (autre règle, déjà largement respectée, les professeurs doivent être des femmes).
«Je fais de mon mieux pour garder les écoles ouvertes»
Zabihullah Noorani, chef de l’information pour la province, assure pourtant que les autorités «ne forcent pas» les filles à se couvrir le visage, et il est vrai que dans la rue elles ne le font pas toutes. «Je fais de mon mieux pour garder les écoles ouvertes», lance-t-il. «Nous soutenons les élèves, nous leur donnons de l’espoir.» Les talibans pourraient présenter comme une victoire le fait que leur version ultra-radicale de l’islam permette de laisser les filles étudier. Mais plutôt que de s’en vanter pour obtenir les faveurs de la communauté internationale, les talibans concernés restent on ne peut plus discrets, allant jusqu’à empêcher l’accès de ces classes aux journalistes. Certains refusent de témoigner ou de donner leurs noms. Ils avouent craindre les réprimandes de leurs chefs. Pour justifier ce qui pourrait ressembler à une désobéissance, tous disent n’avoir jamais reçu l’ordre de fermer les lycées pour filles. Techniquement, cela est vrai. Assis dans son bureau cossu, Mohammed Tahin Jawad, chef du département de l’éducation à Jowzjan, insiste: «La décision revient au chef de l’éducation de chaque province.»
Des talibans pragmatiques choisissent ainsi de répondre aux demandes de leur communauté comme Raoussadin Qaraida, chef du village de Chimtal, bastion taliban s’il en est. Dans ce village, on est taliban ou on les soutient. On y adopte même leurs codes vestimentaires, comme ce fermier aperçu sur son âne, vêtu de la veste camouflage et les sneakers blanches pakistanaises, grand classique du look des combattants talibans. À Chimtal, le lycée pour filles n’a jamais fermé. Sur ses bancs, les burqas côtoient les faux sacs de luxe, et ici aussi on voit des sandales futuristes qu’on imaginerait plutôt à la Fashion Week de Paris. Le lieu casse tous les a priori: la quasi-totalité des élèves de l’école ont au moins un taliban dans leur famille élargie.
Chances faibles que les filles travaillent
Mais, dans ces zones rurales, les chances que les filles travaillent un jour restent très faibles. La plupart seront mères au foyer, victimes du manque d’infrastructure et de la pauvreté, qui alimentent le fléau des mariages et grossesses précoces. «S’ils le pouvaient, tous les gens enverraient leurs filles (en ville) continuer leurs études pour qu’elles deviennent profs ou docteurs», explique Qaraida, croisé dans le village sur sa moto. «Mais personne n’a l’argent.»
Selon les chiffres de la Banque mondiale de 2018, seuls 40 % des Afghanes étaient scolarisées après la primaire. En 2016, selon l’ancien gouvernement afghan, moins d’une femme sur cinq savait lire et écrire. L’université est encore ouverte aux jeunes filles, mais dans plusieurs lycées du Nord, elles s’inquiètent que l’examen d’entrée n’ait pas lieu, et de la place qu’il leur restera dans les professions autres que la santé et l’éducation.
Au lycée Naswan, de Chebarghan, on apprend l’informatique sans ordinateur. Debout, Somaya, une adolescente de terminale dont le prénom a été modifié, n’arrive pas à retenir ses larmes. «On a peur parce que notre futur reste quand même très incertain», dit-elle. «Je veux demander que toutes les filles étudient et que la communauté internationale reconnaisse le pays afin de donner un futur à l’Afghanistan, surtout aux filles». Le cours reprend et les sourires reviennent. Les élèves s’estiment chanceuses. Des centaines d’entre elles ont déménagé d’autres provinces pour venir étudier ici. Puis, Somaya lance: «Je veux devenir docteur, pour servir mon peuple… mais si les talibans l’autorisent, je rêve de devenir designer»…
Réouvertures discrètes
Au ministère de l’Éducation, il est difficile de trouver des réponses. Même les responsables ne savent pas ce qu’il se passe ou quand les lycées pourront «officiellement» rouvrir. La rentrée pour les jeunes filles était prévue pour le 23 mars à travers le pays, mais après quelques heures, la décision avait été annulée. Selon un responsable du ministère de l’Éducation, les chefs du mouvement n’ont toujours pas accepté d’annoncer la réouverture des établissements, mais ils n’empêchent pas les autorités locales de le décider… tant que ces réouvertures restent discrètes. La première raison invoquée pour cette absence de rentrée des classes pour les jeunes filles serait la culture réfractaire de la population à leur éducation (une idée peu convaincante dans l’Afghanistan d’aujourd’hui). La deuxième serait le besoin de plus de professeurs femmes. La troisième serait d’ordre diplomatique (la réouverture des lycées pouvant être utilisée comme moyen de pression des talibans).
«Tous les jours, je me réveille et j’espère recevoir un message du ministère qui dit que nous pouvons annoncer la réouverture», soupire un responsable qui, lui aussi, n’ose pas parler trop fort, ou être identifié. Récemment, la province de Faryab, dans le Nord-Ouest, a, elle aussi, décidé de rouvrir ses lycées aux filles. Ainsi, une dizaine de provinces sur 34 ont au moins un établissement public ouvert aux jeunes filles. Peut-être le début d’un effet domino, lancé par des provinces comme celles de Jowzjan et de Balkh qui, discrètement, n’ont jamais flanché.